PROLOGUE
Le navire glisse, lentement, très lentement, sur les flots du golfe de Gascogne.
Lentement. Car la brume est épaisse, à tel point que par prudence le commandant de bord, sans préjudice de l’apport du radar relatif à d’éventuelles rencontres, a sacrifié au procédé ancestral. Un homme, à l’avant, agite en permanence la cloche de brume.
Et c’est comme un glas, bizarrement ouaté par le brouillard ambiant, qui annonce aux navires frères qu’il y a là un bâtiment, et que le danger des collisions plane sur tous les navigants.
L’homme grelotte dans son suroît. Le monde a changé. Des contacts ont été établis avec les humanités lointaines et la sapience prodigieuse des divers peuples cosmiques a permis de véritables miracles qui n’étonnent plus personne, et surtout pas les très jeunes, nés dans la plus haute technologie.
Pourtant, il y a là un navire, un pauvre bateau perdu dans la brume, une brume semblable à celle qui, des millions d’années plus tôt, flottait déjà au-dessus des vagues et épouvantait sans doute les premiers audacieux qui avaient tenté de s’élancer sur de fragiles pirogues.
Le marin sait qu’au-dessus de lui des centaines d’engins sortis de la main de ses homologues humains tournent autour de la planète, que la science fait des bonds prodigieux, que l’espace est vaincu et qu’on frôle, en subtils astronefs, les frontières de l’univers.
Oui, mais lui est là, perdu dans cette grisaille, crispé par le froid, angoissé à l’idée que d’un instant à l’autre peut surgir la forme géante, démesurée, d’un autre navire qui va se jeter contre le sien. Et ses doigts se crispent sur la chaîne avec laquelle, inlassablement, il fait l'inter la lugubre cloche de brume.
Il a de bonnes raisons d’être triste, par surcroît. Il y a vingt-quatre heures à peine, du pont du cargo s’est élevé le cri sinistre :
— Un homme à la mer !
Perkovan, le brave Perkovan. Un beau, trop beau garçon, qu’on aime bien, qu’on aimait bien plutôt, tout en jalousant quelque peu ses succès dans chaque port.
Perkovan, le bien-aimé des belles, a passé inexplicablement par-dessus bord alors que le temps était calme et que cette damnée masse brumeuse commençait à se former quand on naviguait au large du Finistère.
Perkovan ne s’est tout de même pas suicidé.
Malgré lui, le marin pense à tout cela. Impossible de dévier la route du bateau. Le commandant a enquêté, mais quels éléments peuvent indiquer les raisons de la chute de Perkovan ? Il a bien fallu continuer à naviguer et on a envoyé naturellement un rapport circonstancié aux autorités, par télé.
Direction Gibraltar où le chargement doit être rendu. En attendant, le marin de quart n’est pas surpris de retrouver le brouillard qu’il a si souvent affronté, au cours de sa carrière, en franchissant la mer de Biscaye.
Ding… Ding… Ding…
Les vibrations évoquent vraiment la mort et ses horreurs. Et le carillonneur du brouillard pense, sans pouvoir se délivrer de cette obsession, à la mort insolite de Perkovan.
Comment un matelot solide, expérimenté quoique jeune, a-t-il pu faire un faux pas aussi maladroit, aussi ridicule, digne d’un passager en proie au mal de mer ?
Et tout à coup, son cœur s’arrête.
Là-bas, quel fantôme géant lui apparaît ?
Un navire ?
Nul n’a bougé à bord. Alors ? Le radar ? N’a-t-il donc pas enregistré l’avance de ce bâtiment ?
L’homme grommelle entre ses dents quelque chose, relativement à ces inventions diaboliques qui ne valent pas l’attention humaine. Oui, le radar demeure neutre et cependant lui, le bras engourdi de tirer la chaîne de la cloche, a bien aperçu la silhouette d’un navire.
D’un navire qui semble venir à la rencontre du Pélican.
Alors il abandonne la cloche, court vers le rouf, hurle, appelle, jette l’alarme :
— Navire par-devant !
Comme dans la vieille, l’éternelle marine où rien n’existait pour la sécurité du bateau que la vigilance humaine, que la manœuvre à bras.
Et cela alors que des gens franchissent le mur de la lumière, communiquent d’un univers à l’autre, sondent les gouffres encore ignorés du zénith au nadir du monde.
En un instant, c’est le branle-bas. Les hommes jaillissent d’un peu partout, emmitouflés, le visage rougi par le froid, poissé par les embruns. Le commandant et son second, jumelles aux yeux, scrutent la brume.
Pas d’erreur. Un navire est bien là, devant.
Les radaristes protestent : leur scope est resté neutre. Et les officiers sont invités à s’en rendre compte. L’écran reste vierge.
Et cependant, d’après ce qu’on aperçoit, ce que chacun à bord distingue plus ou moins vaguement, il devrait y avoir impact sur l’écran radar. Et il n’y a rien.
Des ordres sont lancés. Le timonier fait dévier le Pélican. L’homme de quart, houspillé par le commandant, reprend sa faction et agite désespérément le battant de la cloche.
Une fièvre s’empare de l’équipage. On ne comprend pas. Les superstitions d’autrefois chuchotent déjà au fond de leurs âmes à tous. Marins, ils restent marins.
Le sinistre « ding-ding » continue à vibrer, rythmant sur un mode lugubre l’agitation qui les saisit les uns après les autres et il faut que la voix tonnante du maître du bord remette un peu d’ordre.
— Mais… il vient vers nous !
Maintenant c’est la sirène qui est mise en action et sa grande, sa puissante voix monte sur l’océan, sur ces flots gris en grande partie recouverts par la nuée tentaculaire.
Les matelots n’osent élever le ton, par crainte d’éveiller la colère de leur commandant. Mais l’angoisse monte.
La cloche de brume s’agite mais ses vibrations se perdent dans d’autres, formidables, celles de la sirène. Et le tout paraît curieusement faire corps avec la masse humide et insaisissable qui déferle sur le navire.
Tous voient. L’autre navire qui avance.
— Mais ils ne nous entendent donc pas !… Ils ne nous voient donc pas !
Et puis, petit à petit, c’est la stupeur.
Ce navire…
Un cargo.
On n’en voit que la silhouette, mais ses lignes se précisent petit à petit et pour les marins c’est l’affolement.
Alors que d’aucuns, sans vouloir encore l’avouer, commençaient à se demander s’il ne s’agissait pas d’un retour du vaisseau fantôme oublié depuis des siècles, ils en arrivent bientôt à une conclusion au moins aussi effarante. Sinon plus.
Ce navire… On jurerait que perdu dans la brume c’est le Pélican, leur navire.
Comme si un gigantesque miroir voilé de brouillard leur renvoyait un reflet atténué du bâtiment qui les porte.
Hallucination ? Démence collective ? Toutes les hypothèses galopent déjà dans tous les cerveaux.
Parce que c’est l’impossible, l’invraisemblable, l’irréalisable. Et cependant c’est affolant. Petit à petit, formes et couleurs se précisent. Certes, l’ensemble demeure quelque peu flou, fondu dans la grisaille. Mais tout de même le mystérieux navire, le mystérieux « autre », devient de plus en plus visible.
Et pour tous ceux du Pélican il ne saurait y avoir d’erreur. Ce n’est pas un bateau fabriqué sur le même chantier, conçu de la même façon, peint des mêmes tons que le Pélican, c’est l’image même du Pélican. On reconnaît cette tache écailleuse sur la cheminée, la disposition des bouées, la façon dont l’ancre de poupe est accrochée.
On aperçoit quelqu’un sur le pont : un homme seul.
Et un des matelots, claquant des dents, râle :
— Perkovan !
Celui qu’ils découvrent là, c’est en effet Perkovan. On le reconnaît, le grand gars souriant, Perkovan « miroir à putes », comme on dit dans les ports, Perkovan le séducteur qui a suscité tant de jalousies par ses succès féminins, mais qu’on aimait bien quand même, parce qu’il était jovial, complaisant, un peu farceur.
Un Perkovan de plus en plus reconnaissable, qui, penché sur le bastingage, contemple les flots, mâchonnant une cigarette, nonchalant et détendu.
Perkovan le disparu, inexplicablement tombé à la mer et qu’il a été impossible de repêcher, sa disparition ayant été signalée un instant trop tard par la vigie qui l’a distingué, déjà loin, emporté par le flot.
Perkovan qui est mort. Noyé. Enseveli par l’océan.
Perkovan qui apparaît, tel qu’en lui-même, sur le pont de cet autre Pélican.
Le commandant serre les dents et regarde son second. Ils sont blêmes, en dépit de l’aigre vent qui habituellement violacé les faciès.
Ils savent que le navire est en péril devant cette vision ahurissante, parce que les hommes voudraient comprendre, qu’ils ne comprennent pas, qu’ils ont peur.
Les officiers aussi ont peur.
Mais une autre silhouette se dessine sur le pont du bateau fantôme.
Et tous les regards se tournent vers le matelot Marts.
Marts qui est là, vivant, parmi eux. Marts livide, les yeux agrandis par une indicible horreur que tous estiment analogue à celle qu’ils éprouvent.
Marts vivant avec eux. Et Marts visible sur le pont de l’autre Pélican.
Perkovan ne l’a pas vu. Il se penche, guettant on ne sait quoi, peut-être le saut capricieux d’un marsouin, ou un vol de poissons volants.
Marts bondit. L’agression est foudroyante et Perkovan a piqué une tête, poussé par le misérable.
Perkovan apparaît à peine ; il semble que le brouillard ait tout nivelé. Mais on l’a vu fugacement – lui ou son spectre ? – emporté par les remous, se fondre dans le sillage du navire.
Exactement comme a pu le voir l’homme de vigie qui a crié : « Un homme à la mer ».
A-t-on rêvé ? Mais tout un équipage peut-il avoir rêvé, alors que ce n’est l’heure du sommeil pour personne ?
Il n’y a plus, sur la mer, qu’un Pélican. Un navire de métal, de bois, de matériaux bien connus, un navire qui navigue avec des hommes de chair et de sang, un navire dans la brume.
La brume où on ne distingue plus aucune vision fantasmagorique.
Mais tous, tous, regardent avec une horreur indicible le matelot Marts.
Marts qui est accoté, de dos, au rouf. Marts qui tremble convulsivement.
Marts qui a eu – tout le monde le sait – une altercation très vive avec Perkovan il y a quelques jours à Dunkerque, au sujet d’une fille quelconque, alors qu’ils avaient un peu bu l’un et l’autre.
Marts qui est une brute au caractère ombrageux.
Marts, l’assassin de Perkovan.
Le Pélican n’a pas dévié de sa route, et la cloche de brume a repris son morne tintement, cette fois comme si elle sonnait le glas d’un marin péri en mer.